Document-monument

Modules de recherche : une initiative pédagogique

Ce texte a été publié dans le second volume de la Revue Art, enseignement & médiation Projet, démarche et recherche en art. Explorations et mises en œuvres, éd. Opemap, Bruxelles, novembre 2016

— Avant propos

Il y a quelques années, des modules, expressément nommés « de recherche », ont été mis en place à l’ArBA-Esa 1. Il s’agissait de créer au sein du cursus un dispositif pédagogique réunissant les conditions jugées favorables à une initiation à la recherche en art.

Bien entendu, chacun ayant une idée différente de ce que recouvre la notion de recherche en art, celle-ci ne souffrant aucune définition consensuelle, chaque module s’est inventé d’une manière différente. Parfois plus module que recherche, parfois le contraire. Quoi qu’il en soit, l’identification de cet espace pédagogique différent du reste du cursus et le nom qui lui a été donné a posé un défi passionnant à l’équipe enseignante et favorisé de nouvelles dynamiques.

Les modules de recherche présentent trois caractéristiques particulières par rapport au fonctionnement habituel de l’institution :

1. La temporalité

Huit séances de quatre heures, espacées d’une semaine, sont suivies d’une semaine entière de travail intensif. Un temps lent de découverte, de lectures, d’expérimentation, de mise au travail de la théorie et des références, entrecoupé chaque fois d’une semaine de maturation et de réflexion puis un temps de travail intense, condensé sur une semaine dégagée de toute autre obligation institutionnelle.

2. Le choix

Chaque étudiant doit s’inscrire à un module de recherche avant la fin du premier cycle. Afin de permettre le choix, chaque module de recherches est décrit sur une fiche qui en précise les enjeux et le déroulement. Pour permettre leur organisation pratique et une répartition équilibrée des étudiants, ces derniers établissent une liste de trois choix ordonnés préférentiellement. Le projet du module leur adresse une question de recherche.

3. Le collectif

La formulation de ces questions de recherche par les enseignants permet la constitution d’équipes transversales et favorise le travail collectif. Par ailleurs, le fait que ces modules s’adressent à des étudiants inscrits dans différents ateliers disciplinaires génère une hétérogénéité des groupes également favorable au travail collectif. Sans qu’il soit nécessaire de travailler collectivement, la situation le permet.

Le présent texte n’ambitionne pas de tirer un bilan général de ce programme mais envisage de raconter, d’une manière qui se veut factuelle et documentée, le déroulement d’un module particulier, non pour l’ériger en exemple, mais comme une simple occurrence de ce que le dispositif permet.

— Document-monument

Cette proposition trouve son origine dans le souhait de mettre au travail la distinction, sans doute essentiellement institutionnelle, qui sépare la théorie de la pratique artistique. De la même manière qu’il existe une recherche qui n’est pas qualifiée d’artistique, il existe un art qui n’est pas qualifié de recherche. Certaines productions d’artistes ne sont pas regardées comme « art » mais le documente alors que certaines productions non artistiques peuvent être montrées comme de l’art par des artistes. Nous souhaitions agiter un peu cette question sur laquelle, selon nous, on ne cesse de buter lorsque l’on parle de recherche artistique.

Nous avons nommé cette différence « document-monument », en référence à la distinction proposée par Erwin Panofsky2. Prenant l’exemple d’un retable ancien et du contrat de commande qui l’accompagne, Erwin Panofsky opposait le monument au document sur le modèle de la distinction entre l’œuvre d’art et sa documentation. Mais il précisait aussitôt que cette opposition, qui se soutient d’une valorisation de ce qui relève de l’essentiel contre ce qui n’est qu’accessoire, pouvait s’inverser. Ainsi, pour un historien du droit, le contrat, son sujet principal d’étude, est le monument, alors que l’œuvre d’art est le document. La signification du couple document-monument dépend donc du cadre dans lequel s’inscrit l’opposition et du point de vue choisi. Ce qui nous intéressait dans cette conversion était qu’un document puisse devenir un monument, une œuvre, en fonction du contexte. Nous voulions mettre en rapport cette logique théorique, plus tout à fait contemporaine, et la pratique artistique fréquente aujourd’hui qui consiste à produire un régime de visibilité des documents dans le champ de l’art contemporain.

— Présentation

« La diffusion dans la presse des photos satellites de Palmyre en Syrie, prises les 27 et 31 août, l’une montrant le temple de Baal, l’autre ne montrant plus que l’encadrement de pierre de l’entrée principale, ont suscité un émoi certain. « La destruction de Palmyre constitue un crime intolérable contre la civilisation mais n’effacera jamais 4 500 ans d’histoire… », affirmait alors Irina Bokova, directrice générale de l’Unesco. Le monument détruit était inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. Les documents photographiques semblent apporter la preuve de cette destruction mais c’est la destruction elle-même qui prouve la valeur symbolique du monument.
Document et monument sont tout deux des traces du passé dont il portent témoignage. Prenant l’exemple d’un retable ancien et du contrat de commande qui l’accompagne Erwin Panofsky posait la différence entre monument et document comme la différence entre l’oeuvre d’art et sa documentation. Mais il précisait aussitôt que cette distinction pouvait s’inverser. Ainsi, pour un historien du droit, le contrat est le monument et l’oeuvre d’art est le document. Document et monument dépend donc du cadre dans lequel s’inscrit l’opposition, du point de vue choisi.
Mais le document lui-même n’est pas univoque: « il n’y a pas un document de la civilisation qui, simultanément, ne le soit de la barbarie » (Benjamin).
Nous nous intéresserons au geste artistique qui consiste à arracher un objet à sa condition documentaire pour en faire un objet artistique. Nous nous interrogerons à la fois sur la distinction entre document et monument et sur les modalités de la conversion de l’un en l’autre. Enfin, nous situerons cette réflexion dans le contexte de la production de documents issus de la recherche en art.
Sera dès lors convoqué dans ce module de recherche, au moyen de cette valorisation du document, l’équivocité du réel avec, pour corollaire, la nécessité de l’art.

— Déroulement

A. Premier rythme : discontinu

Le choix

L’annonce, telle qu’elle était rédigée, n’a pas suscité un très grand intérêt. Le module document-monument était le premier choix d’une seule étudiante parmi les douze présents lors de la première réunion. Pour les autres il s’agissait d’un second, voire d’un troisième choix.

Les premières distinctions (lectures)

La question du document et son rapport au monument s’inscrit notamment dans une pensée de l’Histoire, voire de sa constitution en discipline. Le texte d’Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments 3, lu et commenté ensemble, a servi à la fois de première errance et de première balise. La question de la valeur (de l’art) a l’avantage de s’y poser dans un contexte particulier qui lui confère une effectivité dans le réel, le but étant d’établir la liste des monuments autrichiens à protéger et à conserver.

La réfutation de la possibilité d’une valeur artistique indépendante d’un contexte a surpris plus d’un étudiant. La distinction entre la valeur d’ancienneté, la valeur historique et la valeur commémorative a bousculé les représentations établies.

Cette discussion a été située dans un contexte plus large, avec contrepoints et commentaires : Walter Benjamin4, Erwin Panofsky, Jacques Rancière5, Michel Foucault6, Françoise Choay7.

«Les prémisses de la recherche s’articulaient sur la détermination de la substance signifiante qui habitait ces deux termes du langage commun : document et monument. En dilatant leur sens s’esquissait une tension qui délimitait l’élément qui allait dynamiser leurs relations. Il y aurait donc un clivage qui unirait tout en différant ces deux notions. ( Extrait du rapport de Daisy Vanhensden.)

Première pratique, première position

Les participants ont choisi un document et l’ont présenté oralement. Cette activité ne semblait pas avoir de finalité. Pourtant, ce faisant, ils expérimentaient ce qui faisait ou pouvait faire monument dans ce document choisi.

Première rencontre 

Après le point de vue de l’historien, nous avons abordé un point de vue d’artiste. Le film Images du monde et inscription de la guerre d’Harun Farocki a été projeté, commenté et discuté. Une image se constitue en document par le regard. Entre la captation de l’image, son enregistrement et sa lecture il y a un temps de latence, un temps d’attente, d’adresse. Le regard est construit, partagé, historique. L’image comme document échappe à l’intention de celui qui l’a produite. Elle peut n’être produite par personne.

Les secondes distinctions (lecture) : des documents poétiques de franck leibovici8

Si, en théorie, n’importe quel document peut sans doute faire l’affaire, en pratique c’est beaucoup plus compliqué. Alors, pour nous aider dans ce brouillard, il a été proposé de nous référer aux conditions proposées par Christophe Hanna dans sa préface du livre de franck leibovici : des documents poétiques :

« En résumé, je compte empiriquement quatre conditions pour qu’un artefact ait quelque chance de fonctionner en tant que document:
– que son mode d’énonciation puisse commuter d’un régime particulier vers un régime collectif indéfini, réduisant son sujet producteur à une simple position. »9
– qu’il ne soit pas figé dans un mode d’immanence, qu’il puisse être – sans que cela détruise sa signification mais, au contraire, lui donne consistance – incorporé aux formats médiatiques, véhiculé sur les supports variés de l’information;
– qu’il puisse être reconnaissable et traitable comme objet possible de diverses formes de discours ;
– qu’il produise un effet de création ou de désinvisibilisation d’un problème public;

Seconde rencontre

Nous avons rencontré Andrea Cinel (curateur) et Pieter Geenen (artiste), autour de son exposition « This land is my land. This land is your land. » Pieter Geenen construit son travail autour d’une région canadienne et de son histoire, The Ontario Tobacco Belt, afin de poser des questions sur les notions de migration, de terre, d’identité, de nationalisme et de colonialisme. Dans le travail de Geenen, « ici » et « là », « nous » et « eux » ne sont pas des catégories stables mais bien mouvantes et surtout échangeables. Cette labilité des concepts et leur échange sont notamment produits par le jeu de substitution formelle qu’il invente par sa pratique en présentant des documents trouvés comme travail photographique, ou de longs plans séquence de paysages montrés comme des monuments-traces d’immigration.

Seconde pratique, seconde position

Les participants ont choisi un nouveau document, en ont fait une nouvelle présentation, accompagnée d’un nouveau discours. Ils pouvaient aussi garder le même document et en faire une nouvelle présentation, accompagnée d’un nouveau discours. Ou bien ils pouvaient encore garder le même document et le présenter de la même manière. A ces possibilités s’ajoutait celle d’étendre la question du document à celle de la documentation.

Troisième rencontre et troisième lecture

Nous avons abordé, toujours ensemble, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle10 de W. G. Sebald. Nous avons discuté de l’articulation de la question artistique à la question historique via, notamment, le partage du document et de la littérature. Sans se constituer comme modèle, ce livre apparaît comme une mise en forme qui fait tenir ensemble ce qui semblait épars jusqu’ici.

Hélène Mutter, artiste doctorante et participant à l’encadrement du module, a présenté son travail de recherche à la fois artistique et théorique qui se construit sur l’étude d’archives militaires : entre modifications et évolutions topographiques, projectiles et surfaces d’impact, interrogation sur les conséquences de ce qui semble un cycle incessant de destruction-reconstruction de l’architecture et des territoires.

Second rythme : intensif

Au sein de l’institution, la dernière semaine de la période est entièrement réservée aux modules de recherche. Les étudiants sont donc entièrement disponibles. Mais, il n’en est pas toujours de même de l’espace de travail. Ainsi, le lieu permettant accrochage et mise en espace des productions des étudiants n’a été disponible pour notre module que deux jours durant cette semaine intensive : mardi et vendredi. Cette contrainte a forcément dicté le rythme de travail. Nous avons proposé un premier accrochage le mardi et nous avons annoncé que Stephan Balleux, artiste enseignant extérieur au travail en cours, mais intéressé par ses enjeux, participerait à cette présentation.

Lundi. Troisième position : position commune

La demande n’a pas changé. Il s’agissait toujours de choisir un document, de trouver comment le présenter et de percevoir ce que cette présentation particulière produisait. A ce stade du travail, il était clair pour tout le monde que chaque proposition, chaque mise en visibilité d’un document, interviendrait dans la perception des propositions de chacun. Les travaux des autres étudiants apparaissaient comme un contexte inévitable pour tout travail. Il ne semblait plus possible de penser sa pratique d’une manière individuelle, elle participait à une mise en commun des discours. Ce temps de travail était devenu collectif. Chaque participant se saisissait des propositions des autres. Chacun tentait d’inventer un moyen de déplacer et de construire un regard sur ce qui avait été apporté. Ainsi, le choix initial, très souvent ancré dans une valeur affective personnelle, s’ouvrait à une dimension partagée. L’urgence est alors apparue comme facteur facilitateur. L’espace de monstration était disponible pour une journée : préparation le matin, discussion sur les propositions l’après-midi.

Exemple de ce qui s’est mis en place et de la manière dont les circulations se sont établies : Emilienne a trouvé un ancien Atlas destiné aux élèves de l’enseignement primaire français. L’objet, datant de 1924, est séduisant : le monde a tellement changé. La valeur d’ancienneté, identifiée par Riegl, semblait être ce qui avait retenu son attention. Mais la discussion a fait apparaître le caractère étonnant du titre de l’Atlas : Le Monde moins l’Europe. Le titre s’imposa alors comme moteur de sa recherche. Le déplacement de l’attention initiale s’est assumé sans difficulté. Elle a re-dessiné toutes les cartes qui, contrairement à ce qu’annonce le titre, montrent l’Europe en ne gardant que les filets, cadres, titre et le dessin de l’Europe.

Emilienne Jallais

Lola s’est saisie à son tour de ce même document. Elle s’intéressait à la neutralité du Portugal lors de la seconde guerre mondiale, et notamment son impact sur la manière dont l’Histoire est écrite, particulièrement en ce qui concerne l’oubli de l’existence de déportés portugais. Grâce aux recherches que son grand-père a entreprises aux archives municipales de Tarbes, elle savait que son grand-oncle portugais, Casimiro Martins est décédé dans le camp de Neuengamme en Allemagne. Elle a mis en évidence cette curieuse formule du titre : une chose moins une autre.

 Dans un premier temps, j’ai opté pour un accrochage mural linéaire; en retouchant la couverture de l’atlas, je déplaçais un problème géopolitique vers un problème humain, une recherche de l’ordre de l’intime familial vers un cas commun d’oubli lors de la Guerre. Parmi les nombreux documents glanés par François Martins, le plus significatif dans ce travail est la lettre du préfet des Hautes Pyrénées en réponse à l’Ambassade portugaise où il mentionne : « Il m’a été́ indiqué que M. Casimiro MARTINS était accusé d’avoir fourni du ravitaillement à des terroristes. » Autrement dit, évidemment, il n’y avait rien à faire. J’ai d’abord vidéo-projeté cette lettre car je n’en possédais pas encore la version en papier; je souhaitais que la différence plastique entre l’objet réel de l’atlas et une lettre scannée soit effective, évidente.  (Extrait du rapport de Lola Martins.)

Mardi. Quatrième position : expérimentations, confrontations

La matinée était réservée à l’accrochage. Le groupe s’est auto-organisé. Les espaces ont été répartis en vue de créer des relations entre les propositions. Les propositions de dispositifs de monstration tenaient compte de ce qui était disponible. Néanmoins, l’expérimentation faisait apparaître des choix qui n’étaient pas apparus jusqu’ici. Les questions de taille, de hauteur, de support, de cartel, de socle… sont pensées ensemble et sont discutées collectivement. La mise en exposition a été visitée par l’équipe proposante et par Stephan Balleux. Discussion et retour sur ce qu’il y a à voir.

Suite à la discussion : il a été demandé de produire un nouvel accrochage trois jours plus tard en utilisant ce premier accrochage comme la documentation du second.

Mercredi-jeudi. Reprise : position commune

Il restait deux jours de travail pour proposer une nouvelle mise en visibilité. La première journée s’est déroulée sans les membres de l’équipe proposante. Il est donc difficile de rendre compte de ce moment faute d’avoir pu l’observer.

Vendredi. Cinquième position

Seconde mise en exposition. Pour une partie importante du groupe il s’agissait de poursuivre le mouvement de retrait de l’auteur initié par le travail. Les documents qui avaient été érigés en monuments lors de leur première mise en visibilité ont, pour la plupart, disparu. Le retrait du sujet, de l’auteur, au profit d’une simple position, s’est communiqué au document lui-même. Ainsi, par exemple, Thomas, qui avait trouvé un sac poubelle d’une entreprise de construction en rue, en avait lu et répertorié le contenu, puis l’avait soigneusement classé et exposé, présentait, lors de ce second accrochage, une poubelle, à l’entrée de la salle d’exposition, dans laquelle ces documents avaient été jetés.

 Le travail se veut plus poétique que rationnel ; un renversement se produit entre les deux installations. Le sac poubelle, d’abord déployé, envisagé dans sa complexité et ses déterminations particulières, est ensuite « re-compacté », dans un geste d’annulation qui vise à effacer tant l’ampleur du travail accompli que toute les spécificités du contenu, pour ne plus laisser que la trace de l’enquête archivée et de la recherche elle-même, réduites à une abstraction, dans cette poubelle finale remplie d’informations et de données inaccessibles au spectateur dans laquelle un passant non-averti jette ses détritus. Le spectateur entre en interaction avec le travail, consciemment ou non, il participe à sa destruction en remplissant la poubelle, qui sera donc vidée plus tard. Tout contenu, toute donnée signifiante relatifs à l’entreprise de construction a disparu. La non-visibilité, bien que favorisant l’incompréhension, participe à l’effet de destruction et concourt donc au non-sens de la recherche, qui porte tout son sens dans la démarche de procédure de recherche elle-même. Procédure de recherche comme instauration de la vérité, dans son rapport nécessaire à son négatif de non-vérité qui constitue ainsi le tout de l’œuvre. La poubelle remise à la poubelle, la boucle est bouclée.  (Extrait du rapport « Le Sac Poubelle » de Thomas de Sousa.)

Un grand nombre des documents utilisés lors de la première installation ont été déposés sur un chariot, mettant en scène leur archivage imminent. Le chariot était bien visible, le désordre apparent arrangé d’une manière suffisamment visible pour transformer ce geste d’abandon – ou d’invisibilité – en une mise en scène du laissé pour compte.

Cette seconde mise en exposition semblait travailler essentiellement sur la mémoire de la première. Cependant, procédant ainsi, elle ne s’adressait plus qu’à ceux qui l’avaient vue. Ce constat indique sans doute un moment particulier dans l’expérience : celui d’un retournement. Dans un premier temps, une réflexion individuelle ou singulière s’est inscrite dans une pensée collective tenant compte de la rencontre et de l’altérité; mais dans un second temps, cette pensée collective s’est réifiée en une pensée qui ne tenait plus compte de la possibilité d’un regard extérieur au groupe. Ce dernier déplacement était manifeste lors de la dernière discussion. Dirk Dehouck, philosophe enseignant, était invité à jouer le rôle de ce regard extérieur n’ayant pas participé à l’aventure. Il devait se faire expliquer fréquemment ce qui s’était passé lors de la première mise en visibilité pour saisir l’enjeu de la seconde.

Ceci a permis à chacun d’en prendre acte.

Finalement, après une […] semaine de recherche collective (c’est à ce moment là que le travail est devenu vraiment intéressant pour ma part mais je crois pouvoir parler pour le groupe), l’élément central de l’exposition était l’archive : créer une archive de chacun de nos travaux précédents à laquelle le spectateur, prévenu ou pas, se réfèrerait sans cesse pour déambuler parmi les œuvres et les comprendre. Nous sommes parvenus à un tel désir de trace d’image que le sens en a parfois été tronqué ou du moins diminué. Mais c’était le risque d’un choix radical que l’on a su mener à bien, jusqu’au bout, et je crois que c’est là l’aspect très positif de cette rencontre, de travaux d’abord individuels que l’on a su porter en commun.  (Extrait du rapport de Lola Martins.)

Cette proposition pédagogique a ainsi permis de mettre en oeuvre des dynamiques de recherche artistique : les mouvements de désappropriation de l’acte artistique, la réduction en quelques opérations simples et la situation dans différents contextes, la réappropriation collective du geste et enfin l’expérimentation de ce qui peut apparaître comme une limite identificatoire. Mais son déroulement nous semble aussi mettre en évidence le rôle moteur et fructueux de la contingence dans un processus de recherche, qu’elle soit liée aux errements institutionnels ou aux singularités rencontrées. En ce sens, on peut conclure que le module, simplement nommé de recherche, non défini, a bien été construit comme une expérimentation artistique produisant une forme possible et stimulante de recherche artistique.

Dans l’expérimentation d’un accrochage collectif articulé autour de ce qui fait tension dans la coexistence des termes de document et monument, a émergé la notion de dispositif. Une notion qui était le résultat de la manipulation de la valeur du document dans le domaine perceptif. Ce déplacement du sens s’opérant dans la substantialité poétique du document devait se livrer à travers l’intelligibilité d’un récit, d’un parcours sensible. Lors de l’accrochage final était palpable la lecture d’un récit à une seule voix, révélant, par la diversité de ses énonciations, la création d’un dispositif donnant sens à la nature de collectivité. (Extrait du rapport de Daisy Vanhensden.)

Bruno Goosse

Crédits :

Les documents 2 et 3 étaient proposés par Emilienne Jallais ; les documents 4, 5 et 9 par Lola Martins; les documents 7 (a, b, c) par Thomas De Sousa ; le document 10 par Daisy Vanhensden.

Footnotes

  1. Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Ecole Supérieure des Arts.
  2. Erwin Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations. Essais sur les « arts visuels », Paris, Gallimard, 1955, pp. 25-52.
  3. Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Paris, Editions du Seuil, 1984.
  4. Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013.
  5. Jacques Rancière, Figures de l’histoire, Paris, PUF, 2012, pp. 25-27.
  6. Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 15.
  7. Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Editions du Seuil, 1992, 1996 et 1999.
  8. franck leibovici, Des documents poétiques, Marseille, Edition Al Dante, 2007. Les minuscules au nom et prénom sont une demande de l’auteur.
  9. Ibid., p. 11.
  10. W. G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Arles, Actes sud, collection Babel, 2014.

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