projet sana [table (rase] campagne)

Ce projet de recherche s’appuie sur l’observation et la comparaison de deux situations particulières : les sanatoriums détruits du Plateau-des-Petites-Roches, à Saint-Hilaire du Touvet, sur les hauteurs de Grenoble et le sanatorium reconverti en centre de vacances Guébriant du Plateau d’Assy à Passy, près de Chamonix.

L’apparition de l’épidémie de tuberculose au XIXe siècle, (ses causes), la réponse sociétale qui y a été apportée durant la première moitié du XXe siècle, (politique de santé ; architecture ; environnement sanitaire), et le devenir de cette réponse (les bâtiments appelés sanatoriums) au XXIe siècle s’articulent en un dispositif (un monde?) qui me semble particulièrement fécond à étudier, documenter, visibiliser, afin de mettre en forme les relations symboliques, formelles et réelles, le plus souvent contradictoires, ainsi que les tensions qui y sont en jeu. Les manières complexes, car tissées de contradictions, d’habiter avec tous les autres (au sens le plus large qui soit), telles qu’elles se dessinent dans ce dispositif sont, selon moi, étonnement actuelles, voire relèvent d’une certaine urgence à être quelque peu dépliés. L’enjeu étant de produire des figures de coexistences entre vivants humain et non humain ainsi qu’entre vivant et non vivants en un moment historiquement situé où la question n’aurait jamais pu se poser en ces termes.

En s’appuyant sur l’observation et la comparaison de deux situations particulières (les sanatoriums détruits du Plateau-des-Petites-Roches, et le sanatorium reconvertit en centre de vacances Guébriant du Plateau d’Assy) le projet de recherche envisage de tenter de montrer cet enjeu en mettant en forme les récits qui s’y accrochent.

A. Pourquoi ce qui se nomme tuberculose m’intéresse ?

 Les mondes qui se forment à partir de relations historiquement situées se moquent autant de la division binaire entre nature et société que de notre asservissement au Progrès et à son double maléfique, la Modernisation1

Apprendre à connaître d’autres organismes constitue toutefois un nouveau défi pour l’anthropologie. Pourtant, nous avons ce qu’il faut : nous savons comment apprendre sur les processus sociaux, sur les lieux, et sur ceux qui y vivent (Tsing, 2013). Il nous suffit d’élargir notre répertoire des « personnes » qu’il est possible de rencontrer, afin d’y inclure d’autres êtres vivants. Nous pouvons apprendre sur eux en utilisant toutes nos compétences : il n’y a aucune raison de ne pas combiner ce que nous apprenons de l’observation, des cosmologies indigènes, des rapports et expériences scientifiques, des mobilisations politiques et des histoires écrites et non écrites. […] Cette absence de sources unifiées pourrait être exactement ce dont nous avons besoin pour comprendre une scène écologique disparate et fragmentée, et qui serait à la fois résurgence de l’holocène et prolifération de l’Anthropocène2. »

1. La tuberculose

« Nous coexistons avec les microbes d’aujourd’hui et abritons les restes des autres, symbiotiquement intégrés à l’intérieur de nos cellules. Ainsi, le microcosme vit en nous, et nous en lui3. »

Alors, pourquoi fait-on une maladie de la manière dont un bacille vit avec un corps humain ?

La tuberculose a toujours accompagné l’espèce humaine. « L’anthropologie préhistorique, étayée par les techniques les plus récentes de la paléopathologie, a permis de retrouver des traces de tuberculose osseuse remontant au moins à l’époque néolithique, aussi bien dans le Nouveau Monde que dans l’Ancien Monde. »4  La tuberculose était là, et les humains vivaient avec elle. Certain.e.s en mourraient.

La plupart des épidémies de tuberculose ne résultent donc pas de l’introduction de pathogènes étrangers dans une population vierge, mais plutôt des changements (des conditions de vie) d’une population-hôte et de son environnement5. Ces transformations affectent aussi la coévolution des mycobactéries avec les humains et de manière plus générale, les animaux. « Être animal, c’est devenir ─ avec des bactéries ─ et, sans l’ombre d’un doute, avec des virus et bien d’autres sortes de bestioles6 […] ». « Toutes les choses vivantes ont vu le jour et ont subsisté (ou non) baignées et emmaillotées dans les bactéries et les archées. Rien n’est parfaitement stérile7 ! »

Au XIXe S, la révolution industrielle détruisit un mode d’existence plutôt rural et aéré, au profit d’une densification inédite des humains dans des lieux exigus. Une nouvelle classe d’humains apparut : les ouvrier.e.s, qui ne devaient leur existence qu’à leur force de travail. Leurs nouvelles conditions de vie, particulièrement misérables, favorisèrent le développement de la tuberculose au point qu’elle devint, dans les pays industrialisés, la première cause de mort précoce des hommes et des femmes. Les industriels eurent alors des difficultés à trouver la main d’œuvre nécessaire à leur activité ce qui risquait d’enrayer le puissant mouvement de l’industrialisation et ses promesses. Problème pour l’économie qui devint, de facto, un problème politique. Et le politique, en étroite collaboration avec la médecine, passa à l’action.

2. Une histoire sanatoriale

Plutôt que d’améliorer les conditions de vie des ouvrier.e.s, rendre leur vie plus saine8, on préféra créer des lieux particuliers destinés à réparer les corps malades pour les renvoyer, une fois guéris, au travail9 et à leurs conditions de vie malsaines. Ces lieux, appelés sanatoriums avaient l’avantage revendiqué d’être contrôlable par le savoir médical. Les architectes mirent leurs compétences au service de cette volonté de contrôle des médecins qui permettait, selon eux, l’apprentissage d’un mode de vie hygiénique.

Pourtant, la thérapeutique qu’il fallait imposer avec tant d’autorité10, était une méthode en elle-même non autoritaire, non agressive. La cure consistait en un repos absolu, l’exposition à l’air pur et au soleil, et une nourriture abondante. L’agent principal de la cure était atmosphérique : l’air pur ou purifié par certains végétaux était ce qui, lentement, agissait sur la récupération des corps. La prescription de ne rien faire était-elle si scandaleuse qu’il fallait la doubler de la contrainte d’être obligé de ne rien faire ?

Remarquons encore que la valeur curative donnée à l’atmosphère en a fait la qualité principale du choix de l’implantation d’un sanatorium reléguant parfois les autres qualités au rang d’accessoires négligeables. Ainsi, certains sanatoriums ont été construits dans des endroits, certes à l’abri du vent et baigné de l’air le plus pur, mais là où l’on n’avait encore jamais construit d’habitation, là où l’environnement manquait parfois de stabilité, au point qu’il arriva qu’érosion et glissement de terrain ruinèrent dans le fracas de la catastrophe cette fière construction érigée en pleine montagne comme une de ces prouesses techniques dont les hommes se sont trop souvent enorgueillis. Beaucoup en moururent11.

L’esprit scientifique, dans sa volonté de comprendre le monde, parvint à découvrir, un peu par hasard, que certains produits pouvaient s’attaquer à certaines bactéries et même triompher du bacille de Koch. Il n’était plus besoin de laisser les corps des malades faire le travail au moyen de ces longues cures d’air qui ne pouvaient d’ailleurs se prévaloir de résultats statistiques extraordinaires (mais qui n’étaient malgré tout pas dépourvu d’efficacité12). On administra de la streptomycine, et petit à petit, la maladie fut enrayée.

Une fois de plus, la raison humaine triomphe de l’adversité naturelle.

Aujourd’hui, 80 ans plus tard, la tuberculose n’a toujours pas disparu de la surface de la terre. Il semble qu’elle résiste. Certaines formes semblent s’être adaptées aux produits devant la détruire. On parle de souches résistantes et on cherche de nouveaux produits qui, par leur nouveauté, permettront d’attaquer ces nouvelles souches.

3. Une histoire médicale

Pour celles et ceux qui préfèrent une histoire plus linéaire et un récit plus héroïque, on peut raconter les choses ainsi : dès l’antiquité les symptômes de ce qui se nomme alors phtisie sont décrits, mais tous ne sont pas encore unifiés sous une même maladie. En 1882 Koch découvre la cause de ce mal : le bacille qui porte son nom. Cette découverte permet d’unifier différentes descriptions sous une même pathologie : la tuberculose. On comprend alors qu’elle est contagieuse, mais on ignore toujours comment détruire le bacille. On crée alors des sanatoriums pour isoler les malades et pour tenter de les traiter au moyen d’une cure peu efficace. Enfin, heureusement, grâce au travaux de Flemming, on découvre les antibiotiques qui, petit à petit, viennent à bout de la maladie en occident.

Malheureusement, dans certains pays pauvres, là où l’hygiène fait défaut, la maladie persiste. Associée à d’autres maladies récentes, comme le sida, elle redevient virulente et crée des souches résistantes qui sont le prochain challenge de la recherche pharmaceutique.

Pourtant, aussi rassurant que soit ce récit linéaire, comme le souligne Gérard Fabre « Par une mise en perspective historique, on peut montrer que la médecine occidentale n’a pas progressé de façon linéaire…13 » 

4. Entre l’anecdote du passé et l’orgueil du présent

Plus précisément, alors que, depuis plus de dix ans14, les malades de la tuberculose sont soignés par les antibiotiques, le philosophe et médecin François Dagognet, rédige un essai étonnant qui tente de comprendre l’effet physiologique de l’ancienne thérapie abandonnée : la cure d’air.15 Il interroge les succès relatifs mais néanmoins incontestables de la cure d’air sanatoriale alors que cette dernière reposait sur une assise théorique erronée. Toujours soucieux de « sauver la médecine de l’empirisme qui la ronge16 » il souhaite « autant dégager les principes réels [conformes aux connaissances médicales de l’époque à laquelle il écrit] de la médication sanatoriale que les origines de son existence et de sa vogue. » Il est conscient que cet intérêt peut sembler curieux. Une nouvelle thérapie, chimique, plus efficace, a remplacé l’ancienne, pourquoi encore s’y intéresser ? C’est le sens même de la médecine, reposant sur une rencontre singulière entre l’homme qui secourt et celui qui souffre, de son savoir continuellement tâtonnant, qui est interrogé ici. Les gestes et décisions médicales ne sont pas un simple répertoire de recettes et d’applications, ils sont aussi porteurs de sens. Et la pharmacologie, qui étudie les mécanismes d’interaction entre une substance active et l’organisme, lui apparaît la discipline privilégiée pour aborder cette question de sens. « S’en tenir au simple passé, goûté pour lui-même revient à pratiquer l’anecdote, à satisfaire une curiosité d’historiographe amusé par l’accumulation de détails futiles. Mais ne rappeler que le présent […] rabaisse la thérapeutique au rang d’une manipulation ». La pharmacologie « est écartelée entre […] d’une part, la récréation d’un praticien qui s’amuse d’un passé rempli d’étrangeté, [et] d’autre part, son orgueil de contemporain qui se croit préservé de pareilles aliénations dans la magie17  ».

Que cette investigation sur une thérapeutique passée soit importante pour la médecine elle-même, non pas sous la forme d’une considération pratique mais plutôt sous celle du sens que recèle chaque pratique prise dans son historicité18, est particulièrement intéressant pour l’artiste et présage un intérêt similaire pour l’art d’investiguer ce même passé. L’historicité de l’art n’est pas plus réductible à la pure succession de ses pratiques contrairement à ce que la survalorisation de la contemporanéité pourrait laisser croire.

5. Une histoire architecturale

Il importe également de s’intéresser à l’architecture spécifique qui se crée en réponse aux problèmes engendrés par l’épidémie. Les sanatoriums sont des bâtiments de soins destinés aux malades de la tuberculose. Ils ont été construits principalement durant la première moitié du XXe Siècle, souvent sous l’impulsion de l’État (en Europe), dans le cadre d’une politique publique de la santé qui, par exemple, en France, imposait à chaque département d’avoir un sanatorium sur son territoire19.

La caractéristique architecturale principale des sanatoriums est la présence d’éléments constructifs favorisant la cure d’air.

Art 5. Tout sanatorium doit comporter des galeries de cure attenant aux chambres ou des galeries voisines des chambres, où chaque malade doit pouvoir faire ses séances de repos au grand air, au lit ou à la chaise longue20.

On ne peut pas dire du sanatorium qu’il soit d’abord un abris car son but premier n’est pas d’isoler de l’extérieur mais au contraire de favoriser les échanges avec l’environnement. En ce sens, c’est une architecture a-typique. La clôture qui y est mise en œuvre identifie autrement ce qui relève du bénéfique et ce qui relève de l’hostile. L’architecture considère que l’environnement (air et soleil) est bénéfique, qu’elle ne doit pas en protéger l’habitant mais lui permettre d’y avoir un accès aisé afin qu’il s’y baigne. Cependant les sanatoriums sont également des lieux qui isolent les malades des bien portant. Sachant que la maladie est contagieuse, on ne peut que constater que le sanatorium en tant que machine à habiter sainement est également un lieu d’isolement social, et ce, même s’il permet une autre sociabilité21. Utopie sociétale ?

L’architecture du sanatorium est conçue en fonction d’impératifs sanitaires. « Si les médecins n’étaient pas les auteurs, à proprement parler, des projets, ils en élaboraient le programme et intervenaient à différentes étapes du processus de conception22. » Les plans étaient dessinés à partir des normes édictées par le corps médical. En Belgique les plans des sanatoriums publics, devaient être validés par l’ordre des médecins. La plupart des choix architecturaux sont donc assujettis à l’objectif de la cure. Et pourtant le sanatorium est considéré comme un point de rupture et un fondement de la modernité architecturale23. Ces bâtiments jouissent donc d’une double réception : comme lieu de traitement de la tuberculose et comme proposition architecturale24. Cette double perception se révèle lorsque se pose la question de leur devenir

Le traitement de la tuberculose au moyen des antibiotiques ayant fait perdre aux sanatoriums leur raison d’être, pose la question difficile de leur réaffectation et de leur conservation éventuelle25. Certains sanatoriums ont été progressivement modifiés, transformés, pour devenir des hôpitaux généraux, ou des lieux de rééducations, d’autres n’ont pas ou peu été modifiés mais ont changé d’affectation ou ont été abandonnés.

B. Deux situations particulières

A Passy, dans la vallée de Chamonix, au plateau d’Assy, un village santé comprenant jusqu’à 12 sanatoriums a été édifié dans l’entre-deux guerre. Parmi eux, le sanatorium Guébriant, des architectes Le Même et Abraham, jouit d’une certaine renommée en raison notamment de sa construction en gradin-terrasse. Il cesse son activité médicale en 1970 et est acquis par le conseil général de Seine-et-Marne qui le transforme en centre de vacances à destination de sa population socialement défavorisée. L’édifice reçoit le label architecture contemporaine remarquable en 2003 et est toujours en fonction.

Dans les années 70, le sanatorium Guébriant est devenu le village de vacances Guébriant. Il continue donc à accueillir des gens dans des chambres s’ouvrant sur une galerie qui, maintenant, ne s’appelle plus galerie de cure, mais simplement terrasse. Le traitement de la tuberculose a disparu du lieu, de son histoire. Aucun document sur place ne rappelle ce passé, aucune image ancienne, on n’en parle plus. Le bâtiment reste très proche de ce qu’il a été. Son architecture est particulièrement lisible, mais que reste-t-il de son histoire ?

A Saint-Hilaire du Touvet, sur les hauteurs de Grenoble, ce sont 3 sanatoriums qui ont été édifiés à la même période. Parmi ces 3 sanatoriums, celui des étudiants a acquis une certaine renommée par les personnes qui y ont été soignées (on pense notamment à Roland Barthes…). Lorsque le traitement de la tuberculose est devenu chimique, les 3 sanatoriums ont poursuivi leur rôle de soins en s’ouvrant à d’autres pathologies, à d’autres malades. Petit à petit, leur éloignement géographique des centres urbains et les coûts de maintenance et de mises aux normes ont conduit à leur abandon. Différents projets ont été proposés, notamment par des collectifs citoyens afin de sauver au moins un des sanatoriums du Plateau-des-Petites-Roches en y inventant de nouvelles activités. Le préfet mit fin aux discussions en cours en décidant, au vu d’un rapport pourtant plus que mitigé, que la zone où se trouvait les sanatoriums était classée rouge en vertu d’un risque d’avalanche. Ceci conduisit à la démolition complète des trois sanatoriums et permit aux Pouvoirs publics d’annoncer « rendre le Plateau-des-Petites-Roches à la nature ». La démolition pris un certain temps : de 2016 à 2019. C’est long pour une démolition. Il est vrai que la tuberculose est une maladie lente…

L’abandon suivi d’une démolition a également suscité différentes propositions destinées à conserver une mémoire des lieux et à la faire vivre. Un ouvrage retraçant l’histoire des bâtiments, leur évolution, recueillant de nombreux témoignages des patients et personnels, archivant, et documentant y compris le pillage qui a précédé la démolition proprement dite a été imprimé à compte d’auteur par Alan O’Dinan (pour éviter la réduction de cette somme documentaire en 4 volumes à un objet plus modeste commercialisable). Adeline Raibon, pour sa part, récolte des témoignages oraux montés sous forme de podcast, organisant des ateliers et performances artistiques sur place, produisant un documentaire, des ateliers scolaires, etc…

Sans vouloir confondre les trois approches qu’il m’a été possible de rencontrer (sauvegarde d’une activité, édition documentaire, approches artistiques diversifiées), il semble que l’imminence de la disparition physique a conduit à un travail de mémoire. Il fallait réunir les traces de ce qui avait existé avant que tout ne disparaisse.

Le projet de recherche artistique consiste à analyser, documenter et comparer ces deux situations.

C. Éléments pour une recherche

1 . Violence et cohabitation ; autorité et laisser faire

A la violence de la situation (le lien entre l’industrialisation et la tuberculose, entre les conditions de vie de la classe ouvrière et l’épidémie) correspond une réponse autoritaire : construire des lieux de soin dans des endroits qui n’y sont pas toujours adaptés, avec des moyens importants… et la violence de l’institution : les sanatoriums offrant un milieu de vie sain ont été préférés à l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière parce qu’ils permettaient le contrôle des malades (pour leur bien) La construction même de ces bâtiments à une telle altitude, orgueilleuse prouesse technique, nécessitant tout un attirail machinique puissant, n’est-elle pas également une violence faite à l’environnement ?

Peut-on faire résonner ces violences initiales avec celle de la destruction complète des bâtiments ? La politique du risque (classer en zone rouge met fin aux négociations) n’est-elle pas le déni du politique ? Ces démolitions sont-elles une réparation ou une nouvelle violence faite à la mémoire des habitants ? Et le geste de l’artiste dans son autorité souveraine en est-il éloigné ? A l’inverse, garder le bâtiment, sa lisibilité, mais en oubliant son histoire, rendre cette lecture illisible pour la plupart, en ce compris pour ceux qui y séjournent, est-ce moins violent ?

En même temps, presque toujours, l’autorité et la violence se doublent d’un laisser faire, laisser advenir, un vivre avec, ou une cohabitation. Geste de maîtrise et geste de déprise de l’artiste. Cohabitation bactérienne et atmosphérique, cohabitation entre les malades, cohabitation avec les habitants du plateau, cohabitation avec la montagne et son instabilité.

In fine, la démolition d’un bâtiment dont le but était de mettre les corps en contact avec l’atmosphère, n’est-elle pas une manière de réaliser son programme architectural ? Ne révèle-t-elle pas la violence initiale de l’ambition architecturale ? Qu’il faut distinguer de la manière dont les habitants ont dépassé cette violence en adoptant les lieux par des usages et des histoires multiples; la destruction étant violence faite à ces histoires et usages adoptés. Comment rendre quelque chose que l’on a pris à la « nature » ?

Convoquer la force de la nature et le risque, que la nature se situe du côté du risque afin d’éviter la discussion, la prise en compte des histoires, des affects et des mémoires. Le classement en zone rouge estclassement sans suite. Sans suite possible. La défaite du politique.

Un peu plus loin dans la montagne, la reprise est politique, le bâtiment est gardé, occupé d’une manière similaire. Cependant pour s’assurer d’une nouvelle clientèle, d’un intérêt d’usage, il fallut taire l’histoire du bâtiment, de sa conception. Il fallut suspendre son histoire comme s’il était nécessaire de faire table rase du passé mais que cette table ne rase pas les pierres mais uniquement leur raison d’être. On peut inventer de nouvelles raisons d’être. On peut se construire un nouveau désir ? Mais que devient le refoulé du bâtiment26 ?

Quels éléments s’accrochent au bâtiment ? Est-ce comparable au brouillard qui s’accroche aux pentes de la montagne ?

Les sanatoriums ont été construits en altitude pour bénéficier d’un climat idéal. D’une part un meilleur ensoleillement, d’autre part un air plus pur, les brouillards chargés de miasmes étant sensés rester dans les vallées.

2. Le poids de l’air

Or « l’air est imperceptible en général, et sujet à perception seulement lors d’une perturbation. L’appareillage sensoriel puis technique pour nommer cette perturbation et en préciser la teneur, et finalement la capacité de décrire l’air sain, apparaissent comme enchâssés dans la crise que représente la pollution de l’air à l’échelle individuelle ou collective. »27

Comment mesurait-on la qualité de l’air (supposée idéale en altitude) lors de la construction des sanatorium, soit dans les années 30 ? Elle s’évaluait de manière visuelle au moyen de la carte de Ringelmann28. Plus l’air est transparent, plus il est supposé être pur, car les fumées qui irritent, comme le brouillard, se perçoivent. Le projet de recherche envisage également de s’intéresser à la qualité de l’air et sa représentation car les deux vallées (Arve et Isère) présentent une situation problématique à cet égard. La vallée de l’Arve bénéficie d’un plan de protection de l’atmosphère (PPA). L’usage de cheminées à foyer ouvert est définitivement interdit depuis le 1er janvier 2022. Il en est de même dans la vallée d’Isère.

Ce projet a donné lieu à l’installation extinction des feux qui a été présentée dans l’exposition collective Là où je me terre sous commissariat de Mélanie Rainville, à l’ISELP, en 2023.


1 Haraway Donna J., Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020, p. 99.

2 Tsing Anna, Résurgences et proliférations, in Proliférations, Ed. Wildproject, Marseille, 2022, pp. 69-70.

3 Margulis Lynn , Sagan Dorio, Microcosmos, 4 milliards d’années de symbiose terrestre, Ed. Wildproject, Marseille, 2022 (1986 éd. Originale), p. 47.

4 BRETEY Jean et COURY Charles, https://www.universalis.fr/encyclopedie/tuberculose/2-histoire-de-la-tuberculose/

5 W.D. Johnston, Tuberculosis, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, 1176 p.

6 Haraway op cit. p. 127.

7 Op cit. p. 125.

8 « C’est vraiment une conception géniale que celle qui consiste à guérir, temporairement, un tuberculeux grâce au repos, à l’alimentation, à l’aération pour le renvoyer dans le taudis de son quartier obscur et pestilentiel !!! après qu’il a perdu sa place ou sa clientèle… » article rédigé par le Député-maire Beltrémieux, conseiller général, intitulé « le « gouffre » du Sanatorium d’Helfaut, dans le Réveil de l’Arrondissement de Saint-Omer de janvier 1933, après s’être opposé politiquement, en vain, à la construction du sanatorium d’Helfaut, à Saint-Omer.

9 « Mettre l’ouvrier au sanatorium, priver la société de sa force de travail, ne se justifiait qu’au regard du potentiel économique qu’il possédait à son retour, c’est à dire sa capacité à rembourser la dette qu’il avait contractée en interrompant son activité et en mobilisant les ressources de la communauté pour son rétablissement. » Grandvoinet Philippe, Histoire des sanatoriums en France, Architecture thérapeutique, métis presse, Genève, 2014, p. 126.

10 Chaque sanatorium est doté d’un règlement qui fixe ce que le malade doit faire et ce qu’il ne peut faire. Très précis (il compte parfois plus de 100 articles), il doit être scrupuleusement respecté par le malade sous peine d’exclusion. Les cures de repos, en extérieur et en silence, occupaient plusieurs heures de la journée.

11 Le 16 avril 1970, un important glissement de terrain emporte sur son passage deux bâtiments du sanatorium du Roc des Fiz, sur le plateau d’Assy. Bilan : 71 morts, dont 56 enfants. Dix jours auparavant, un premier glissement avait constitué une alerte, ignorée par la direction de l’établissement malgré de nombreuses évidences. Perrine Lamy-Quique dévoile les coulisses de cette catastrophe oubliée en exhumant les archives qui la documentent, dans son livre Dans leur nuit parut aux éditions du Seuil en 2021.

12 François Dagognet parle de « succès incontestables et limités », dans son article : La cure d’air : essai sur l’histoire d’une idée en thérapeutique médicale, publié en 1959 et réédité dans Savoir et pouvoir en Médecine, les empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 153.

13 Fabre Gérard, Les notions de contagion et d’infection:du présent au passé, Épidémies et contagion, PUF, 1998, p. 187.

14 En 1944, S.A. WAKSMAN, un microbiologiste américain, découvre le premier antibiotique actif contre le bacille tuberculeux : la streptomycine. D’autres médicaments spécifiques seront découverts dans les 20 années qui suivent : l’isoniazide, l’acide para-aminosalicylique, le pyrazinamide, l’éthambutol et la rifampicine.

15 Dagognet, François, La cure d’air : essai sur l’histoire d’une idée en thérapeutique médicale, (Thalès Vol. 10, 1959, Armand Colin) in Savoir et pouvoir en Médecine, Les empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 126-158.

16 Dagognet, op cit. p. 11.

17 Dagognet, op cit. p. 130.

18 Bantigny Ludivine, HISTORICITÉS DU 20E SIÈCLE, Quelques jalons sur une notion, in « Vingtième Siècle. Revue d’histoire », Presses de Sciences Po, 2013/1 N° 117, p. 15. L’historicité «  désigne la capacité qu’ont les acteurs d’une société ou d’une communauté donnée a inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils en forgent. »

19 Loi du 7 septembre 1919 instituant des sanatoriums spécialement destinés au traitement de la tuberculose et fixant les conditions d’entretien des malades dans ces établissements, publiée au Journal Officiel de la République française du 9 septembre 1919.

20Décret n°48-806 du 24 mai 1948 relatif à la création, l’aménagement, le fonctionnement et la surveillance des aériums. Conditions d’installation et de fonctionnement des sanatoriums pour tuberculeux pulmonaire, Journal officiel de la République française, 26 mai 1948.

21Aron Paul, La sociabilité des chaises longues, Les écrivains du sanatoriumhttps://doi.org/10.4000/contextes.6289

22 Grandvoinet Philippe, Histoire des sanatoriums en France, Architecture thérapeutique, métis presse, Genève, 2014, p. 139.

23 Cremnitzer Jean-Baptiste, Architecture et santé, le temps du sanatorium en France et en Europe, Editions Picard, Paris, 2005

24 Voir le sanatorium Paimio d’Alvar Aalto, Finlande ou le sanatorium de Zonnestraal de Jan Duiker à Hilversum, aux Pays-Bas.

25 Hubert-Jan Henket, Préserver une icône du mouvement moderne: le sanatorium de zonnestraal, in « La sauvegarde de l’architecture moderne », sous la direction de France Vanlaethem et Marie-Josée Therrien, Presses de l’Université du Québec, Montréal, 2014.

26 Goosse, Bruno. La chasse au trésor. 2022. Sens public. https://sens-public.org/articles/1575/

27 Charvolin Florian, Frioux Stéphane, Kamoun Léa, Mélard François, Roussel Isabelle, Un air familier ? Sociohistoire des pollutions atmosphériques, Presses des Mines, Paris 2015, p. 21.

28 En 1888, un professeur français, d’ingénierie agricole Maximilien Ringelmann met au point une carte étalon qui porte son nom destinée à déterminer visuellement la densité ou l’opacité apparente d’une fumée. Ringelmann a fourni une spécification sur la façon de les dessiner ; où le niveau de fumée 0 est représenté par du blanc, les niveaux «1» à «4» par des grilles carrées de 10 mm dessinées avec des lignes larges de 1 mm, 2,3 mm, 3,7 mm et 5,5 mm et le niveau 5 par tout noir. Son utilisation s’est rapidement généralisée. En 1967, l’U. S. Bureau of Mines la publie dans la circulaire 8333.


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